Mercredi 28 février, 18h45. J’ai rendez-vous au centre de la Croix-Rouge du Perreux-sur-Marne pour participer à ma première maraude. Il fait très froid ce soir : les températures négatives sont aggravées par le vent polaire qui nous arrive de Sibérie depuis trois jours. Cécile, la directrice du pôle Social qui m’a appelée il y a quelques jours pour me demander si je pouvais participer à cette sortie, m’avait bien conseillé de multiplier les couches de vêtements. De fait, les quatre éléments de la tenue de la Croix-Rouge, mon collant long et mes deux écharpes ne suffiront pas à me protéger du froid.
Nous remplissons d’abord le camion de kits hygiène, de kits alimentaires et de cartons de vêtements, puis nous prenons la direction du SIAO — Services Intégrés d’Accueil et d’Orientation — à Créteil. En chemin, Christian, chef d’équipe du soir, m’explique comment nous allons fonctionner et me donne les instructions : j’apprends que c’est la Croix-Rouge qui gère le 115 sur le département. Qu’une équipe de maraude se compose systématiquement de quatre personnes, un chauffeur formé à manœuvrer notre véhicule (7 mètres de longueur pour 2,20 m de hauteur, un vrai mastodonte), un capitaine et deux bénévoles. Que les équipes de maraude bénévoles venues des centres de la Croix-Rouge de tout le département succèdent la nuit aux équipes professionnelles de jour, pour les soulager. Je sympathise avec Valérie, ma co-bénévole du soir, dont c’est la quatrième maraude.
Uns fois sur place à Créteil, nous croisons les autres équipes qui tourneront sur le département en même temps que nous ce soir: Sucy-en-Brie, Vitry-sur-Seine… Tout le département est représenté. On se salue, on compare nos pompons, puis on repart avec un classeur qui détermine notre secteur de maraude du soir, la zone géographique que nous quadrillerons afin d’aller à la rencontre de personnes manifestement sans abri, et aussi de rendre visite aux sans-abris “connus” : ceux que d’autres équipes avant nous ont rencontrés et recensés, pour prendre de leurs nouvelles et leur fournir de quoi se réchauffer, manger… peut-être se loger. La règle, comme nous l’explique Christian, est de proposer systématiquement aux personnes que nous croiserons ce soir de les emmener dans un centre d’hébergement. Si une personne demande à être hébergée, nous devrons ensuite contacter la régulation pour demander — espérer ? — une place. Le département a ouvert de nouvelles places d’hébergement, dans le cadre du plan Très grand froid, mais il arrive qu’il ne reste plus de places.
Notre zone de quadrillage du soir : Créteil. Enfin ça c’est sur le papier, car à peine sommes-nous montés dans le camion que le régulateur nous demande de nous rendre à Fresnes, pour aller voir un couple pour lequel nous avons reçu un signalement de riverains. Une petite femme d’origine roumaine et son mari, que nous trouvons penchés sur un feu de fortune, coincés entre deux grandes avenues, sur un terrain ouvert à tous les vents. Pour eux, pas question d’hébergement. “On ne veut pas laisser toutes nos affaires,” nous explique la petite femme, dans un français hésitant. De fait, ils se sont installé un véritable petit camp. Au centre, leur feu de fortune ; sur le côté la tente surmontée de multiples couvertures et doublée de plastique imperméable. Tout, vêtements, nourriture (celle que nous leur donnons ce soir-là) a sa place précise dans ce chaos apparent.
Nouvelle dans l’ équipe, je me contente dans un premier temps d’observer et écouter les échanges entre mes coéquipiers et la dame (son mari, un peu en retrait, ne parle apparemment pas français). Peur d’être de trop, de faire “de travers”… Jusqu’à ce que je me retrouve seule avec eux deux tandis que mes coéquipiers s’affairent dans le camion, préparant soupe et café, recherchant des vêtements chauds. Elle me sourit, me parle de ses jambes qui la font souffrir (elle ne porte qu’un collant épais), et me montre des photos de sa famille. Elle me montre aussi une carte de couverture médicale périmée depuis trois ans, me dit qu’elle va bien par rapport à son mari. De fait, sa température, que nous mesurons, est plus basse que la sienne. Mais elle nous assure que la tente est chaude, nous montre des restes d’un sandwich grec donné par un habitant du quartier. Après qu’elle a encore une fois refusé de nous accompagner, nous les laissons elle et son mari sur place avec un nouveau stock de vêtements chauds, de la nourriture, et nous repartons en direction de Créteil.
En chemin, nous nous arrêtons à nouveau pour attendre que la régulation fasse le point : une dizaine de signalements sont arrivés au SIAO, l’objectif est de faire le tri pour envoyer les équipes les plus proches sur place. Au bout d’une vingtaine de minutes, nous repartons pour aller voir un homme installé sous un pont à Créteil. Nous le trouvons endormi sous une épaisse pile de couvertures. Lui aussi refuse de partir et nous répond, sans sortir de la masse de couvertures, qu’il n‘a besoin de rien. Nous repartons donc pour le centre commercial de Créteil, à la recherche d’un homme qui vit dans une voiture garée dans le parking. Sur place, de grands travaux sont en cours et nous ne trouvons pas de passage pour entrer avec le camion. Nous parcourons une partie du parking à pied et trouvons sa voiture vide. Plus loin se trouve un campement abandonné. Bredouilles, nous repartons sous les flocons de neige dîner dans le seul restaurant encore ouvert dans le coin, un fast-food. Alors que nous sommes assis à manger, la régulation nous appelle pour nous prévenir que la maraude est terminée, pour cause de risque de verglas.
Nous repassons au centre de régulation pour déposer le classeur et mettre à jour les fiches des personnes que nous avons rencontrées ce soir avec les notes prises en chemin. En quatre heures, nous avons vu peu de personnes et passé beaucoup de temps en attente d’instructions. D’autres équipes ont pu emmener des personnes dans des centres d‘hébergement.
Quand Christian me demande mes impressions sur la soirée, j’ai du mal à répondre : ce n’est pas le genre de question à laquelle on répond par “oui, pas mal” ou “bof”. Au moment où la régulation nous a appelés pour nous dire d’arrêter, je me suis sentie immensément frustrée. Frustrée d’en avoir fait si peu, frustrée d’avoir laissé ce couple dans le froid glacial, frustrée de n’avoir “vu” que trois personnes dans toute la soirée… Puis je me souviens de cette petite dame assise près de son feu de fortune. Du temps que nous avons passé ensemble ; des paroles échangés ; de son sourire. Et je me dis que je le referai.